L’angoisse et la culpabilité d’un enseignant confiné

Bruno Jay est professeur de philosophie à l'INSPE de Bourgogne. Il nous livre son analyse de ce moment particulier que nous traversons toutes et tous.

Pour beaucoup d’entre nous, l’annonce du confinement a déclenché des sentiments ambivalents. Spontanément et fugacement, je crois, quelque chose comme un sentiment d’aubaine. C’est que la fermeture des établissements scolaires draine son lot d’avantages : ne plus être contraints par des horaires stricts, ne plus avoir à faire de déplacements jusqu’à son lieu de travail, mais surtout ne plus avoir à accomplir cette chose souvent épuisante : tenir une classe. La question de l’autorité n’est jamais définitivement acquise, nous le savons bien, et c’est pourquoi, si souvent, la classe est pensée comme une arène, qu’il s’agisse de consolider son autorité ou simplement de la maintenir. A un moment donc, confinement a pu rimer avec soulagement. Or tous les mouvements de jouissance excessive ou déplacée sont punis de la même manière : par de la culpabilité. Jouir des bénéfices d’une situation si tragique (être confinés à cause d’une pandémie assassine) crée, à tout le moins, quelque chose de l’ordre d’un conflit psychique. Conflit psychique dont on a tout lieu de penser qu’il est aggravé par plusieurs facteurs.

L’activité qui nous accapare pleinement nous soulage.

Les moments que nous traversons, rythmés par le décompte morbide des nouveaux morts, des nouveaux contaminés, des nouveaux établissements de soins débordés, est particulièrement anxiogène. Face à l’angoisse, chacun réagit à sa manière, mais on constate tout de même, en particulier chez ceux qui ont des postes à responsabilité dans l’éducation nationale, le recours massif à un anxiolytique qui a fait ses preuves : l’action. L’activité qui nous accapare pleinement nous soulage, c’est comme si nous n’avions plus le temps d’être angoissé tant nous avons de tâches à accomplir. Le problème, c’est quand cet activisme ou hyper-activisme a des conséquences sur d’autres personnes qui n’ont rien demandé, et qui ont-elles-mêmes recours à de tout autres expédients pour faire face à leurs angoisses.

Il fallait que tout continue comme avant, que le confinement et la fermeture des établissements scolaires ne soit qu’un obstacle que l’on peut franchir comme si de rien n’était et dans les meilleurs délais.

Il me semble que c’est un peu ce dont les enseignants ont été victimes : ils ont souvent été pollués par l’hyperactivité des décideurs. Comme si, alors que les écoles sont fermées, il fallait que tout continue comme avant, que le confinement et la fermeture des établissements scolaires ne soit qu’un obstacle que l’on peut franchir comme si de rien n’était et dans les meilleurs délais. Ainsi, du jour au lendemain, les enseignants ont dû dématérialiser leur enseignement, être experts dans le maniement d’outils informatiques complexes, préparer des power-points (cette mode issue du management néo-libéral), rédiger des cours (alors que ces derniers n’ont parfois pas du tout été conçus comme pouvant donner lieu à une version écrite), s’inquiéter des élèves avec qui le contact ne s’établit plus, et j’en passe. On leur a surtout demandé d’oublier ce que Eirick Prairat nous a si bien expliqué, en particulier dans son petit livre Enseigner avec tact : « la relation d’enseignement est de l’ordre de la rencontre, elle se déploie dans une relation vivante de face à face. Il n’y a pas de télé-enseignement à proprement parler, pas d’enseignement à distance » (c’est moi qui souligne). Non seulement, pour la plupart d’entre nous, nous avons travaillé sous pression comme jamais, mais encore nous n’avons travaillé trop souvent qu’à la mise à jour de notre incompétence : notre incompétence à faire autre chose qu’enseigner, au sens de Prairat (si tant est que nous puissions jamais nous dire compétent à enseigner). Et ce à un moment où nous aurions surtout eu besoin qu’on nous foute la paix, si je puis me permettre.

Le propre de l’angoisse c’est d’être contagieux, et de s’immiscer au plus profond de chacun.

Dans ces temps de confinement, il y a deux choses qu’il faudrait arriver à faire davantage. Tout d’abord, réussir à mieux identifier les angoisses qui m’appartiennent et celles qui ne m’appartiennent pas, et dont il n’est pas utile que je me charge. Les angoisses sont multiples : celles des dirigeants (notre Président en tête), qui ont peur de ne pas prendre les bonnes décisions, qui ont peur d’avoir un coup de retard et des milliers de morts plus ou moins sur la conscience. Celles de ceux qui ont peur de voir mourir ceux qu’ils aiment loin d’eux, les familles ou les couples qui ont peur de ne pas tenir dans ce huis clos imposé, etc. Le propre de l’angoisse c’est d’être contagieux, si j’ose dire, et de s’immiscer au plus profond de chacun : il faut réussir à ne prendre sur soi que les angoisses qui nous appartiennent vraiment. Il faut réussir à être empathique à bon escient, parce qu’à chaque jour suffit sa peine.

Il faut réussir à ne pas trop subir des culpabilités qui n’ont pas lieu d’être

Ensuite, et c’est lié à la problématique de l’angoisse, il faut réussir à ne pas trop subir des culpabilités qui n’ont pas lieu d’être. J’évoquais plus haut la culpabilité liée à la situation d’incompétence dans laquelle nous a plongé l’angoisse des décideurs de l’éducation nationale. Mais les assauts et les visages de la culpabilité sont multiples dans ces moments incroyablement perturbants, il serait trop long d’en dresser la liste. Qu’il me soit permis simplement de dire qu’en temps de pandémie la culpabilité est toujours une réaction spontanée. Les pandémies étaient toujours pensées, autrefois, précisément comme cela : comme une épreuve envoyée par Dieu pour nous punir de nos fautes. Il n’est pas sûr que cela ait beaucoup changé : même sans Dieu nous restons dans ce schéma-là, lorsque l’on dit, par exemple, que la terre se venge, qu’elle nous punit pour nos fautes, entendez notre mode de vie, notre incapacité à réduire notre consommation et à décroître, en particulier nous autres, les nantis de cette terre. Cette culpabilité est couteuse psychiquement, alors que nous avons tant besoin d’énergie psychique pour faire face à ce qui nous arrive. D’autant que nous ne disposons plus, comme autrefois, de rituels réparateurs : pour se libérer de sa culpabilité on pouvait sacrifier, au temple, un agneau, un veau gras, parfois même un taureau. Plus de paiement émancipateur possible aujourd’hui. Si ce n’est, peut-être, modestement, quand on se met au balcon à 20h pour applaudir, dans un grand mouvement populaire.