Ces derniers temps la tension monte, à l’école, dès qu’il s’agit d’aborder certains sujets susceptibles de heurter les convictions religieuses de nos élèves - de ceux qui en ont encore, on pensait ces élèves-là en voie de disparition !
Dernier exemple en date, la collègue plongée au cœur d’une violente polémique pour avoir utilisé comme support d’enseignement un tableau du XVIIe siècle représentant Diane et ses nymphes nues. Jugeant ce tableau indécent – voire « pornographique » (tant qu’on y est !) – certains élèves se sont voilés la face, laissant l’enseignante sidérée et donc relativement démunie quant à l’attitude à avoir dans pareille situation : on l’aurait été à moins…
Rebondissant sur l’événement, le Nouvel Observateur a publié une intéressante tribune de Grégory Le Floch1, dans laquelle ce dernier nous fait part de son expérience d’enseignant, en dressant la liste effarante des incidents similaires qu’il a vécus en classe. Cela va des menaces de dénonciation parce qu’il a proposé à l’étude un passage de Roméo et Juliette dans lequel les amants s’embrassent, aux élèves qui voudraient interdire Madame Bovary pour son contenu contraire aux « bonnes » mœurs… A la lecture de cette tribune, la consternation est totale, tant du fait de la nature des exemples que par leur nombre.
En même temps, le caractère systématique de ce genre de réaction et leur fréquence nous met la puce à l’oreille : et s’il s’agissait d’autre chose que, comme le pense Grégory Le Floch, « une obsession de la pureté » ? Comment croire en effet que nos adolescents, accros à Tic Toc et Instagram, folowers en masse des peoples de la télé-réalité, soient sérieusement tentés par un retour à une bigoterie et à une pruderie qui dépassent les rêves les plus fous des plus radicaux des islamistes, des plus réactionnaires des juifs ultra-orthodoxes et des plus intégristes des partisans d’un retour au temps béni d’avant Vatican II ? D’autant que plus une communauté est répressive en matière sexuelle, plus la question du sexe est obsessionnelle, plus l’envie de savoir et de voir est forte.
Nous faisons donc, pour notre part, une autre hypothèse : ce qui se manifeste dans ce genre de réaction est (en partie du moins) de l’ordre d’une pulsion d’emprise. De la même manière que le tout petit enfant, quand il réalise qu’il peut impacter sensiblement les adultes qui l’entourent, abuse de ce pouvoir parce que celui-ci lui procure une forte jouissance (dite « d’emprise » : le pouvoir de mettre maman hors d’elle en faisant tomber dix fois de suite sa cuillère de sa chaise haute), nos élèves, ceux qui se disent choqués à la vue d’un tableau du XVIIe où l’on peut voir des femmes nues (plus dénudées que nues), exercent sur leurs enseignants une emprise, ils ont le pouvoir de les désemparer, de les choquer, surtout de leur faire peur, et même parfois de les faire paniquer. Pour ces élèves-là, qui souvent ont du mal à trouver une place et à être reconnus à l’école, les réactions des enseignants produisent immanquablement une forte jouissance. Une jouissance intense et facile : plus nous avons affaire à une personne fragilisée (c’est le cas des enseignants depuis les meurtres odieux de Samuel Paty et Dominique Bernard), plus il est aisé d’avoir de l’emprise sur elle ; certains ne s’en privent pas.
Nos élèves, en particulier ceux dont les familles entretiennent des liens troubles avec l’islamisme radical, et en particulier, à l’intérieur de cette population, les laisser pour compte, rêveraient du modèle taliban et d’un retour à une pudibonderie radicale ? N’ayons pas la naïveté de les croire. C’est au mieux un jeu, parfois une quête identitaire, une obéissance ou une fidélité à des injonctions claniques, dans le pire des cas quelque chose de très pulsionnel, de l’ordre, répétons-le, de la pulsion d’emprise.
Savoir cela n’excuse rien : il peut y avoir un sadisme criminel, passé l’âge de la petite enfance, à être dans la jouissance de l’emprise. Mais cela peut aider justement à déjouer les tentatives d’emprise. Peut-être aussi à adapter le choix de nos supports pour prévenir de telles tentations : quitte à travailler sur un tableau représentant des femmes nues, qu’elles soient représentées à l’intérieur d’un harem (beaucoup ont été peints chez les tenants de l’école orientaliste, comme Ingres et ses Odalisques), quitte à aborder des textes littéraires à contenus érotiques autant les emprunter à la poésie arabo-persane, aux Mille et une nuits, quitte à parler de tolérance, montrer combien la tradition musulmane a été à l’avant-garde d’un regard bienveillant sur l’homosexualité, quand l’occident chrétien la criminalisait, etc. Nous aussi nous pouvons être joueurs. Mais quand nous le sommes, ça n’est pas dans le but de jouir d’une emprise, mais pour aider nos élèves à se dégager des pulsions qui leur interdisent toute émancipation et les empêchent d’exister comme sujets par la raison et par la pensée.
1 Le Floch, G. (2024), Lettre à mes élèves d’hier, d’aujourd’hui et de demain, Le nouvel Observateur, 10 janvier 2024.
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